Chronique ornithologique

Lionel Maumary Points de vue et actualité ornithologique par le biologiste Lionel Maumary.

Un Phalarope à bec large au lac de Joux

Lionel Maumary, Oiseaux.ch, 20.12.2014

Le 17 décembre 2014, América Croisier repère un jeune Phalarope à bec large au Rocheray VD, au bord du lac de Joux. Ce limicole pélagique nichant en Islande, au Groenland, au Spitzberg et dans l'extrême nord de la Sibérie et de l'Amérique du Nord se nourrit de minuscules invertébrés aquatiques, en eau douce le plus souvent des larves de moucherons. Il s'agit de la première observation de cette espèce dans la chaîne jurassienne et la plus élevée en Suisse romande. Il est peu probable que ce phalarope puisse y séjourner encore longtemps, car le lac de Joux devrait bientôt être pris par la glace... quoique...

Le Phalarope à bec large a une distribution circumpolaire discontinue sur les côtes de l'océan Arctique, en Islande, au Spitzberg et à l'île aux Ours (Norvège), en Sibérie septentrionale en Nouvelle-Zemble et de l'embouchure du Iénisseï à la péninsule des Tchouktches, y compris les îles de Nouvelle-Sibérie et Wrangel, puis de la côte nord de l'Alaska à l'île d'Ellesmere (Canada) et au Groenland. Son aire de nidification se situe généralement au nord de celle du Phalarope à bec étroit. Les quartiers d'hiver de la population paléarctique et de l'est du Groenland se trouvent principalement dans deux zones de l'Atlantique au large de l'Afrique, la première entre la Mauritanie et le Golfe de Guinée et la seconde entre la Namibie et le Cap ; la population néarctique hiverne dans le Pacifique au large du Chili. En Europe, env. 300 couples nichent au Spitzberg (Norvège) et 50 en Islande.



En Suisse, l'espèce a été observée sur les lacs du Plateau, deux fois au Tessin et à trois reprises à l'intérieur des Alpes dans les Grisons, l'observation la plus haute provenant du Silsersee près de Majola GR, à 1'800 m d'altitude en Haute-Engadine. Le lac de Constance, avec 17 données de 1960 à 1999 et le Léman, avec 22 observations au XXe siècle, sont les lacs les plus fréquentés par l'espèce ; le lac de Neuchâtel vient en troisième position avec 10 données, la plupart d'Yverdon VD. La plus grande fréquence de l'espèce dans la partie occidentale du pays par rapport au Phalarope à bec étroit correspond à celle d'autres espèces pélagiques déportées par les vents d'ouest, telles que le Grand Labbe ou la Mouette tridactyle, indiquant une origine atlantique plutôt que sibérienne ; un individu a été observé le 27 décembre 1999 sur le Léman à Prangins VD, après le passage de l'ouragan « Lothar » qui avait sévit le jour précédent.

Les rôles sexuels sont inversés, les femelles laissant leur ponte aux soins des mâles et se rassemblant sur les côtes des mers arctiques dès le début de l'été ; ces derniers les rejoignent un peu plus tard, abandonnant souvent les jeunes encore incapables de voler. Durant la première phase de leur mue, les bandes séjournent volontiers sur les eaux riches en plancton du Nord, jusqu'aux glaces, raison pour laquelle la migration postnuptiale observée en Suisse est de deux mois postérieure à celle du Phalarope à bec étroit : à l'exception de quelques rares précurseurs en septembre, le passage débute à mi octobre pour culminer à mi-novembre et se terminer à fin décembre, quelques attardés fuyant le gel étant encore parfois observés en janvier et février lors de vagues de froid. Aucun hivernage complet n'a été constaté. Seules deux observation ont été effectuées au printemps, les 10-11 juin 1984 à Sempach LU et le 9 juin 2000 aux Bolle di Magadino TI ; ce dernier était une femelle adulte en plumage nuptial.

Le Phalarope à bec large niche dans les marécages côtiers de la toundra arctique. C'est le plus pélagique de tous les limicoles, passant la majeure partie de sa vie en mer. Sa migration s'effectue presque exclusivement au large des côtes, pour atteindre les eaux tropicales riches en zooplancton, dans les courants ascendants aux concentrations supérieures à 50'000 organismes par litre ; il hiverne en grandes bandes, souvent à proximité de baleines qui exploitent la même ressource de nourriture. Sur les lacs à l'intérieur du continent, recherche les eaux riches en matière organique, aux embouchures des rivières ou proches de rejets d'égouts ou de stations d'épuration. Il s'arrête parfois sur de petits lacs, aussi en montagne. Diurne, il se nourrit en nageant, souvent en tournant sur lui-même pour créer un courant ascendant entraînant les invertébrés qu'il picore à la surface, parfois en basculant en avant et en plongeant la tête sous l'eau. Il capture également les moucherons en vol qui passent à sa portée ou picore ses proies en marchant sur le rivage. Les migrateurs ne s'attardent guère plus d'un jour, les plus longs séjours ayant été constatés du 25 novembre au 12 décembre 1981 à Genève et du 1er au 25 décembre 1978 à Yverdon VD. Un jeune a séjourné du 24 décembre 2002 au 18 avril 2003 à Paudex/Pully VD, se nourrissant de moucherons et de leurs exuvies à l'embouchure de la Paudèze, en aval du rejet de la station d'épuration. Cet oiseau est encore apparu le 21 avril 2003 à l'île aux oiseaux de Préverenges VD avant de disparaître. Le Phalarope à bec large a presque toujours été observé isolément et non loin du rivage, exceptionnellement par groupes de 2-3 individus. Extrêmement peu farouches, les jeunes se laissent approcher par l'homme à moins d'un mètre sans manifester la moindre crainte. Ils ne réagissent qu'aux apparitions de rapaces tels que Faucon pèlerin ou Epervier, se figeant sur l'eau en suivant le prédateur d'un œil, la tête penchée. Les Mouettes rieuses, souvent curieuses à l'égard des phalaropes, semblent s'amuser à les faire voler. En vol, il émet un « pit » bref, semblable à celui du Bécasseau sanderling.

L'espèce ne semble actuellement pas menacée mais ses effectifs sont relativement faibles : la population mondiale est estimée à 100'000-1'000'000 individus.