Chronique ornithologique
Points de vue et actualité ornithologique par le biologiste Lionel Maumary.Un Aigle pomarin au bord du Léman
Malgré la relative proximité des populations d'Aigle pomarin, l'espèce demeure une grande rareté en Suisse, car la migration s'effectue en effet sur un front étroit passant par l'est de la Méditerranée pour atteindre l'Afrique orientale. Une infime proportion des migrateurs s'orientent cependant vers l'ouest en automne, pour le bonheur des ornithologues qui recensent les rapaces migrateurs. C'est ce qui est arrivé le 13 octobre 2017 à Echandens VD, lorsqu'à 16h20 est arrivé le dernier rapace d'une belle après-midi de comptage totalisant 83 Milans royaux et 392 Buses variables longeant la côte lémanique vers l'ouest. L'Aigle pomarin, un adulte au plumage très usé, est arrivé à faible hauteur pour passer exactement à la verticale des deux observateurs (Franck Lehmans et Lionel Maumary). Il s'agit du 13e Aigle pomarin observé en Suisse (un 14e individu muni d'une balise a traversé notre pays sans être détecté). La difficulté de l'identification, en raison notamment de sa ressemblance avec l'Aigle criard, laisse un certain nombre d'oiseaux sous l'appellation « Aigle pomarin/criard ». Même une vue rapprochée et en bonne lumière ne permet pas toujours de lever le doute sur l'identité spécifique, puisqu'il y existe des hybrides pomarin/criard provenant des zones de contact entre les deux espèces, en Pologne notamment. Alors qu'il n'y a jamais eu plus d'un individu par année auparavant, l'année 2017 marque un record avec 3 individus observés en migration d'automne. L'espèce avait déjà été vue en migration dans la commune voisine de Préverenges VD le 8 octobre 2005.
Aigle pomarin adulte en migration active. Les couvertures sous-alaires plus pâles que les rémiges, le double croissant blanc à la base des rémiges primaires et surtout les rémiges primaires et secondaires finement barrées jusqu'au bout sont diagnostiques de l'Aigle pomarin et excluent l'Aigle criard. Echandens, 13 octobre 2017. L. Maumary.
L'aire de nidification principale de la sous-espèce nominale est très restreinte (1'000 km de largeur) entre la côte sud de la Baltique et la côte nord de la mer Noire. La Biélorussie, la Lettonie et la Pologne hébergent chacune plus de 1'500 couples, ce qui représente plus de 70% de la population européenne. Quelques couples nichent dans le nord-est de l'Allemagne, dans l'ouest de la République Tchèque, dans les Balkans, en Turquie et dans le Caucase jusqu'au nord-ouest de l'Iran. Une autre sous-espèce sédentaire, menacée d'extinction, niche au Pakistan, en Inde et en Birmanie. La population européenne hiverne dans le sud-est de l'Afrique, principalement de la Tanzanie à l'Afrique du Sud, ce qui a pu être montré grâce à la télémétrie par satellite. Des Aigles pomarins isolés ont exceptionnellement hiverné en Camargue F ou en Sicile. En Suisse, 4 données sont connues sur le Plateau, une dans le Jura et 3 à l'intérieur des Alpes; 4 d'entre elles sont du XIXe siècle. D'autres observations ont été effectuées dans le Vorarlberg A et le Liechtenstein limitrophes.
L'Aigle pomarin migre plus tôt en automne et plus tard au printemps que le Criard. Les sites de nidification du nord-est de l'Allemagne et de Pologne sont désertés entre mi-août et septembre et réinvestis en avril/début mai. La quasi-totalité de la population du Paléarctique occidental migre par le détroit du Bosphore (Turquie) et Israël en septembre-octobre et de mi-mars/avril, quelques rares oiseaux empruntant la voie italienne par le détroit de Messine I- Un petit aigle observé en Suisse en septembre-octobre ou en avril-mai est plutôt un Pomarin, ce que confirment les rares données homologuées, le Criard passant généralement entre novembre et mars.
L'aire de nidification de l'Aigle pomarin s'est fortement réduite au XIXe siècle en Europe centrale en raison de la persécution humaine. Depuis les années 70, les effectifs sont stables, avec une légère augmentation récente dans l'ouest de l'aire de nidification. L'observation exceptionnelle de deux Pomarins adultes paradant du 31 mai au 10 juin 1989 dans le bassin du Drugeon F, à 15 km de la frontière suisse (M. Montadert, D. Michelat et al.), a préludé à l'installation d'un couple nicheur dès 2004, toujours présent en 2017. Le mâle est toujours le même qu'en 2004 alors que la femelle a été remplacée après 2 ans sans nidification (D. Michelat comm. pers.).
L'Aigle pomarin niche dans les forêts marécageuses entrecoupées de clairières, de marais ou de champs cultivés dans le nor-dest de l'Europe, mais aussi dans les forêts et pâturages
de montagne dans les Balkans. Il est nettement moins inféodé au milieu aquatique que l'Aigle criard. Diurne et solitaire, il chasse à l'affût ou en survolant le terrain lentement à basse altitude, son régime alimentaire étant principalement composé de micromammifères, d'amphibiens et d'invertébrés, plus rarement d'oiseaux, de reptiles ou de poissons. Il migre généralement à plus faible hauteur que la Buse variable.
La population européenne est restreinte et vulnérable aux drainages, aux dérangements en forêt, à la chasse pendant la migration et l'hivernage et aux dérangements sur les sites de nidification.
Evolution du nombre d'individus observés en Suisse de 1991 à 2017.
DONNÉES SUISSES (14/14):
[1] 8 juillet 1936: St-Margrethen SG, 1 ad. Tué (Haller 1951), conservé au Naturhistorischen Museum de Berne ;
[2] 15 avril 1945: Attiswil BE, 1 ind. 2 a.c. (Stirnemann 1945) ;
[3] 22 septembre 1986: col de Cou VS, 1 imm. (L. Maumary, P. Delacrétaz, P. Rapin et al.) (Rapin 1987, Schmid 1987) ;
[4] 16 mai 2003: Gurten BE, 1 ind. min. 3 a.c. (P. Lustenberger) (Preiswerk & Maumary 2004) ;
[5] 8 octobre 2005 : Préverenges VD, 1 a. c. (E. Bürkli, R. Burri, H. Loosli et al.) Piot & Vallotton 2006) ;
[6] 30 octobre 2006, Paudex VD, m. 1 a. c., recueilli épuisé, meurt, phot. (M. Perroset, L. Maumary), conservé au Musée de zoologie de Lausanne (MZL 29666; O. Glaizot) (Schweizer & Vallotton 2007) ;
[7] 19 septembre 2008, Erschwil SO, 14 h ; 19 septembre, Rüdtligen-Alchenflüh BE, 15-16 h ; 20 septembre, Vionnaz VS, 12 h ; 20 septembre, Orsières VS,13 h, 1 a. c., bagué couleur et portant un émetteur satellitaire (No 83260) ; non détecté in natura, seulement localisé par points GPS. L'oiseau a été bagué comme pull. le 5 août en Mecklembourg-Poméranie-Occidentale D, phot. ; après son passage au-dessus de notre pays, il a été recueilli affaibli, soigné et relâché dans le nord de l‘Italie (B.-U. Meyburg, T. Langgemach et al.).
[8] 6 octobre 2010, Wasserscheide/Gurnigel BE, 1 a. c., phot. (B. Rüegger, E. Weiss, A. Blösch) ;
[9] 8 mai 2010, Chézard NE (J. Mazenauer) et Soleure (L. Lombardo) (Wassmer et al. 2011) ;
[10] 5 mai 2011, Merligen BE, 3 a.c., photo (M. Hammel) (Piot & Vallotton 2012) ;
[11] 20 septembre 2013, Fraubrunnen, ad. (S. Bachmann, B. Pfäffli) (Vallotton et al. 2014, Marques et al. 2015) ;
[12] 3 septembre 2017, Hagimoos/Mauensee LU, 1 ad. (T. Lötscher, D. Henseler) ;
[13] 17 septembre 2017, Flachsee/Unterlunkhofen AG (P. Schmid) et 20 septembre 2017, Eiken AG, 1 ind. bagué (M. Schumacher) ;
[14] 13 octobre 2017, Echandens VD, ad. (F. Lehmans, L. Maumary).
Avant 1900: 1838: St-Gothard TI, 1 ad. tué, conservé au Muséum d'histoire
naturelle de Genève ; 1889: Büchslen FR, 1 ind. 1 a.c. tué, conservé au Musée d'histoire naturelle de Fribourg (M. Beaud) ; 12 octobre 1892: Anwil BL, 1 ind. 1 a.c. tué, conservé au Museum de Zofingue ; octobre 1899: Indemini TI, 1 ? ad. tuée, conservée au Museum de Zofingue. Une révision des données suisses d'Aigles pomarins et criards a révélé qu'une grande partie des mentions publiées attribuées à l'Aigle pomarin, ou des spécimens de Musée déterminés comme tels, concernaient en réalité des Aigles criards (U. Glutz). De même, un juvénile, tiré le 24 octobre 1838 à Corsier GE (conservé au Muséum d'histoire naturelle de Genève), était en réalité un Aigle criard (L. Vallotton) ; cette donnée est citée par erreur comme Aigle pomarin dans l'«Avifaune de Suisse». La donnée d'une ponte d'Aigle pomarin le 21 mai 1891 près de Bülach ZH7 est très probablement fausse, comme d'autres mentions de pontes d'espèces rares déposées au Museum de Zofingue. Il n'est cependant pas exclu que les «Aigles criards» habitant la Savoie F1 aient été les derniers vestiges d'une population relique d'Aigles pomarins.