Chronique ornithologique
Points de vue et actualité ornithologique par le biologiste Lionel Maumary.Reprise d'un Grand Labbe écossais de 23 ans au Spitzberg (Norvège)
Le Grand Labbe a colonisé le Spitzberg assez récemment, surtout dès la fin du XXe siècle, à partir des îles Britanniques. L'un de ces colonisateurs a pu être photographié le 26 juin 2016 dans la baie de Hamilton au Spitzberg (Svalbard, Norvège), lors d'un voyage Birdline Tours en collaboration avec Escales Polaires. Il portait la bague London HT 50402, qui lui avait été posée au stade de poussin le 19 juin 1993 sur l'archipel de St-Kilda, un archipel écossais isolé dans l'océan Atlantique (Hébrides extérieures), 2'555 km au sud-ouest. Il a atteint l'âge respectable de 23 ans. Le record de longévité est détenu par un oiseau de 28 ans et 10 mois en Grande-Bretagne.
Grand Labbe nicheur portant la bague London HT 50402. Baie de Hamilton (nord-ouest du Spitzberg, Norvège), le 26 juin 2016. L. Maumary.
Deux oiseaux nés sur l'île de Foula aux Shetlands, bagués au nid respectivement le 9 juillet 1977 et le 10 juillet 1983, ont été retrouvés le 25 janvier 1978 à Auvernier NE (cadavre ancien) et le 17 septembre 1983 à Richterswil ZH, env. 1'600 km au sud-est. Vingt-six oiseaux bagués en Ecosse ont été retrouvés en Europe continentale, dont 15 en septembre-octobre, période tourmentée d'équinoxe amenant son lot d'oiseaux marins déportés par les vents d'ouest.
Le Grand Labbe est endémique du nord-est de l'Atlantique et de la mer du Nord, les principaux territoires de nidification étant l'Islande avec environ 5'400 couples et le nord de l'Ecosse avec environ 7'900 couples. Le Spitzberg, le nord de la Norvège, l'île aux Ours, Jan Mayen et la Nouvelle Zemble ont été colonisés dès les années septante. L'espèce hiverne principalement dans l'Océan atlantique, les jeunes atteignant les eaux tropicales alors que les adultes sont plus sédentaires ; un petit nombre pénètre en Méditerranée en hiver.
En Suisse, l'espèce apparaît généralement sur les plus grands lacs du Plateau, la plupart des données provenant du lac de Constance, du Léman et du lac de Neuchâtel. Le Grand Labbe a également été observé sur de plus petits plans d'eau : retenue de Klingnau AG, lac de Hallwil AG, lac de Zurich, lac de Bienne BE, marais de Neerach ZH, Lauerzersee SZ, lac de Sempach LU, Bâle, Birsfelden BL/BS, Interlaken BE, lac des Quatre Cantons à Flüelen UR et Ennetbürgen NW, ainsi que sur la rivière Melezza près d'Intragna TI. Au lac de Constance, la plupart des observations proviennent du delta du Rhin A.
La plupart des apparitions en Suisse ont lieu en septembre-octobre, avec des retardataires en novembre et décembre ; les 6 individus observés en janvier 2000 ont été déportés par les ouragans « Lothar » et « Martin » en décembre 1999. Au printemps, on connaît deux donnée d'avril et une de juin ; deux observations de juillet concernent probablement des immatures en erratisme estival. Faits exceptionnels en Europe centrale, deux jeunes ont séjourné pendant 18 mois, tous deux alternativement sur le Léman et le lac de Neuchâtel, respectivement du 18 février 1998 au 19 juin 1999 et du 28 novembre 2000 au 7 juillet 2002 ; dans les deux cas, les dernières observations ont été effectuées au lac de Bienne BE. Ces séjours prolongés sont sans doute favorisés par l'abondance des Goélands leucophées qu'il parasite, eux-mêmes nourris par les pêcheurs.
La fréquence des apparitions en Suisse a bondi à la fin du XXe siècle : on ne connaît que 26 données de 1900 à 1996 mais 18 de 1998 à 2002 ! Sur le lac de Constance, il existe 15 données jusqu'en 1981, puis 10 depuis 1982. Cette recrudescence coïncide avec celle de la population globale, obtenue grâce à la protection des sites de nidification, notamment en Ecosse et au îles Shetland et Féroé, où les effectifs sont en forte augmentation : alors qu'on ne comptait plus que 4 couples aux Shetland et une douzaine aux Féroé à la fin du XIXe siècle, la population s'est rétablie à près de 8'000 couples en Ecosse et 250 aux Féroé à la fin du XXe siècle. L'exploitation des déchets de chalutage a sans doute également joué un rôle primordial dans l'explosion démographique actuelle. La fréquence accrue des tempêtes d'ouest joue aussi un rôle : les ouragans "Lothar" et "Martin" ont déporté 6 Grands Labbes jusqu'en Suisse en décembre 1999.
Le Grand Labbe niche sur les îles à végétation rase de la mer du Nord, souvent à proximité des colonies d'oiseaux de mer qu'il exploite, et hiverne généralement en haute mer. Diurne, il se nourrit de poissons et d'oiseaux, exploitant notamment les déchets de chalutage, sans dédaigner les charognes. Sur le Léman, il poursuit de préférence les Goélands leucophées, mais également les Grands Cormorans et occasionnellement aussi des Milans noirs, afin de les faire régurgiter leur proie ; il a également été observé en train de se nourrir de cadavres de Grèbes huppés, peut-être tués par lui-même. Les migrateurs n'ont généralement été observés qu'un jour au même endroit, le plus long séjour antérieur à 1998 étant celui du 27 décembre 1969 au 18 janvier 1970 à Bâle. Les deux jeunes ayant séjourné plus de 16 mois passaient alternativement du Léman au lac de Neuchâtel ; sur le Léman, ils écumaient tout le lac mais se fixaient parfois pendant plusieurs semaines à proximité des Grangettes VD, puis à Genève, au large de la Côte VD ou dans la baie d'Excenevex F ; sur le lac de Neuchâtel, ils se tenaient surtout sur le haut lac près d'Yverdon VD. Plutôt solitaire, l'espèce est généralement silencieuse hors de la période de nidification mais émet parfois des jappements lors des poursuites.