Chronique ornithologique

Lionel Maumary Points de vue et actualité ornithologique par le biologiste Lionel Maumary.

Un Bécasseau variable bagué en Pologne

Lionel Maumary, Oiseaux.ch, 01.09.2015

En juillet 2015, un Bécasseau variable bagué en Pologne a été retrouvé mort (depuis longtemps) dans un réduit à Eclagnens VD, probablement attrapé par un chat. Il avait été bagué l'automne précédent à l'embouchure de la Vistule en Pologne. Il s'agit de la 2e reprise en Suisse d'un bécasseau variable bagué en Pologne et de la 5e provenant des côtes de la mer Baltique.

Les reprises d'oiseaux bagués montrent que les migrateurs de passage en Suisse en automne se dirigent dans différentes directions pour atteindre leurs quartiers d'hiver situés au bord de la Manche, de l'Atlantique ou de la Méditerranée. Sur 43 oiseaux bagués en Suisse, dont 22 en septembre et 19 en octobre, 26 ont été repris en France, 5 en Italie, 2 au Portugal, 1 en Espagne et 1 au Maroc, principalement en octobre (11) et novembre (14). Deux oiseaux bagués respectivement le 27 septembre 1975 à l'Ägelsee TG et le 29 octobre 1961 à Yverdon VD ont été retrouvés à fin juillet au Turku-Pori (Finlande), à 1'900 km au nord-est ; il s'agissait là probablement d'oiseaux au retour des quartiers de nidification sibériens de la sous-espèce C. a. alpina. Le contrôle visuel d'un oiseau bagué comme poussin le 30 mai 1991 à Tosteberga ängar (Kristianstad, Suède) le 12 août 1991 au Chablais de Cudrefin VD, 1'129 km au sud-ouest, prouve qu'une partie de la petite population balte de la sous-espèce C. a. schinzii transite par la Suisse. Au moins 75 % des reprises sont dues à la chasse et 15 % à des contrôles par des ornithologues.

Le Bécasseau variable a une distribution circumpolaire, nichant dans le nord de l'Eurasie, de l'Amérique du Nord et au Groenland. La sous-espèce nominale niche du nord de la Scandinavie et dans le nord de la Sibérie jusqu'à la rivière Kolyma ; l'Islande, la Grande-Bretagne et les côtes de la Baltique sont habitées par C. a. schinzii et le Groenland par C. a. arctica. Avec environ 250'000 couples, l'Islande héberge les trois quarts de la population européenne, le reste se trouvant principalement en Scandinavie et en Grande-Bretagne. Le Bécasseau variable hiverne sur les côtes européennes en Grande-Bretagne et du Danemark à la Méditerranée, ainsi qu'au nord de l'équateur sur le littoral d'Afrique, d'Arabie, du golfe Persique, d'Asie du sud-est et d'Amérique du Nord. L'effectif hivernant sur les côtes européennes avoisine 1'000'000 d'oiseaux. Etant donné le faible effectif nicheur de la sous-espèce C. a. schinzii dans le sud de la Baltique, les oiseaux traversant l'Europe continentale appartiennent probablement en majorité à la sous-espèce C. a. alpina, qui hiverne autour de la Méditerranée et dans le nord-ouest de l'Afrique. Le Bécasseau variable est très fidèle à ses sites de nidification, d'escale et d'hivernage, ce qui explique le haut degré de variation entre les différentes populations.

En Suisse, l'espèce fréquente les rivages du Plateau et du Tessin, plus rarement à l'intérieur des Alpes, notamment en automne sur les lacs de Haute Engadine GR vers 1'800 m d'altitude. Les principaux sites d'escale sont les Grangettes VD, Chavornay VD, Préverenges VD, Excenevex (Haute-Savoie), la retenue de Klingnau AG, le marais de Neerach ZH, les baies d'Ermatingen TG et de Steinach SG et le delta du Rhin (Autriche). Le principal site d'hivernage est le bassin d'Ermatingen, avec des troupes comptant jusqu'à 100 individus. La plupart des oiseaux appartiennent probablement à la sous-espèce de la toundra arctique C. a. alpina, qui effectue des migrations de plusieurs milliers de kilomètres à travers le continent. Le passage de la sous-espèce C. a. shinzii, nichant de l'Islande et l'Ecosse au sud de la Scandinavie, est prouvé par le contrôle d'un oiseau bagué comme jeune au nid au bord de la Baltique au Chablais de Cudrefin VD.

Amorcé en juillet, le transit postnuptial (89% du flux migratoire total) demeure modeste au début d'août, s'étoffe à la fin du mois et en septembre pour culminer à mi-octobre. Une seconde vague se dessine en novembre, laissant quelques attardés en décembre, dont certains hivernent. En automne, les rassemblements peuvent compter jusqu'à 180 individus, voire 425 le 13 octobre 1991 dans le bassin d'Ermatingen TG. En montagne, sa présence a été relevée occasionnellement dans le Jura au lac de Joux VD, à 1'000 m d'altitude, dans les Préalpes au lac de Rossinière VD à 900 m (12 individus le 5 septembre 1981) et assez régulièrement dans le Alpes orientales sur les lacs de Haute Engadine vers 1'800 m. Ces tentatives d'hivernage n'intéressent ordinairement qu'un ou deux individus, mais ils étaient 17 le 3 janvier 1968 et 16 le 27 janvier 1977 à Yverdon. La migration de printemps, qui ne représente que 11% du flux migratoire total, débute dans les premiers jours de mars, s'intensifie à la fin de ce mois, culmine en avril et décline jusqu'à fin mai. En fin de passage, la première décade de juin révèle encore quelques attardés. Les effectifs printaniers sont généralement modestes, dépassant rarement la barre des 10 individus. Le site des Grangettes fait parfois exception avec une dizaine de comptages dans une fourchette de 10 à 20 individus et un pic de 25 à 31 à fin mars-début avril 1984. Relevons aussi les 50 Bécasseaux variables à Chavornay VD le 4 avril 1965 et les 15 à Préverenges le 20 avril 1940. Le Bécasseau variable est un migrateur extrêmement rapide et performant, des oiseaux bagués ayant par exemple parcouru 530 km en un jour et 2000 km en 5 jours. La vitesse de vol qu'il peut développer est de 72 à 88 km/h. Les sites d'escale où les migrateurs peuvent s'attarder plusieurs jours ou semaines, voire un mois entier, sont donc indispensables au renouvellement de leurs ressources énergétiques.

Avant le remblayage des hauts-fonds à Yverdon VD vers 1970, les Bécasseaux variables y stationnaient plus longtemps et en bien plus grand nombre qu'aujourd'hui: 126 en octobre 1959, 120 en octobre 1962, de 180 à 160 à fin novembre-début décembre 1966. Les effectifs actuels atteignent à peine le dixième de ces valeurs. La destruction des sites d'escale en Suisse n'est que partiellement responsable de cette diminution, celle-ci étant sensible au niveau européen, affectant surtout la population de la Baltique (sous-espèce C. a. schinzii), principalement suite à l'intensification de l'agriculture et aux drainages. Les recensements effectués sur les terrains d'hivernage en Grande Bretagne ont révélé une diminution de moitié des effectifs entre 1975 et 1987 ! En France, la population hivernante est passée de 500'000 oiseaux dans les années soixante à 240'000 en moyenne dans les années huitante. Les effectifs semblent aujourd'hui s'être stabilisés dans les quartiers d'hiver les plus importants en Europe. Des afflux se produisent certaines années en Europe centrale et en Suisse, comme en 1985, 1988, 1990 et 1991.

Le Bécasseau variable niche dans les zones humides dans la toundra, les pâturages et prés humides dans le sud de son aire de nidification. En migration et en hivernage en Suisse, le Bécasseau variable affectionne les rivages en pente douce, dépourvus de végétation, ainsi que les bancs de sable ou de vase exondés des hauts fonds et les îlots de graviers. Il s'arrête également dans les cultures, prés et pâturages inondés et, lorsqu'il n'a pas le choix, sur les digues et môles enrochés et bétonnés, comme dans la rade de Genève ou aux Grangettes VD. Diurne et nocturne, il exploite la frange terrestre meuble en contact avec l'eau, où il accède aux larves d'insectes et vers enfouis. Avec son bec arqué, il fouille aussi sous les pierres à la recherche de petits crustacés (gammares) et autres invertébrés. Il migre volontiers au-dessus du lac et cherche même parfois à se poser sur les bateaux au milieu du Léman. Le cri, généralement émis à l'envol, est un « trrii » roulé, énergique et dur.

Le drainage des zones humides est le principal facteur responsable de la raréfaction de l'espèce en Europe. La population de la Baltique décline en raison de l'intensification de l'agriculture et de l'abandon du pâturage sur les côtes. En France, la distribution des hivernants dépend notamment de la création de réserves de chasse maritime. La conservation et la revitalisation des sites d'escale sont essentielles au bon déroulement de la migration. La sauvegarde des étangs de Chavornay VD après l'exploitation de la glaise ou la création d'îles conçues pour l'escale des limicoles au Fanel NE/BE, à Yverdon VD et à Préverenges VD en sont des exemples.