Chronique ornithologique

Lionel Maumary Points de vue et actualité ornithologique par le biologiste Lionel Maumary.

Des Beccroisés bifasciés et perroquets aux portes de la Suisse !

Lionel Maumary, Oiseaux.ch, 18.12.2013

Deux Beccroisés bifasciés tirés en octobre 1889 à Lustenau A, lors d'un des afflux les plus remarqués en Europe centrale. Naturmuseum de St-Gall, 1.12.2003.

Arriveront-ils enfin jusqu'en Suisse ? Cet automne s'est manifesté un afflux de Beccroisés bifasciés et perroquets vers l'Europe occidentale. Des observations ont même été effectuées dans le sud de l'Allemagne (Bavière) non loin de la frontière Suisse... Aucune de ces deux espèces n'a été observée pour le moment avec certitude dans notre pays, alors il faudra scruter les beccroisés cet hiver ! Le Bifascié prèfère les mélèzes alors que le Perroquet préfère les pins.

Beccroisé bifascié
Cet habitant de la taïga est extrêmement rare en Europe centrale, où elle apparaît à la faveur d’invasions vers le sud déclenchées par une fructification déficiente de ses arbres de prédilection.

Le Beccroisé bifascié a une distribution holarctique : la sous-espèce nominale niche à travers toute la ceinture de forêts boréale et sub-boréale d’Amérique du Nord, remplacée par L. l. bifasciata dans la ceinture de taïga russe de la Carélie et la péninsule de Kola à la mer d’Okhotsk, débordant certaines années sur la Finlande ; complètement isolée, L. l. megaplaga se trouve dans les montagnes d’Hispaniola (Haïti). Avec env. 2’500 couples, la Finlande héberge la quasi-totalité de la population européenne (Russie non comprise). L’espèce est généralement sédentaire, mais se déplace parfois massivement lors de pénurie de nourriture, atteignant régulièrement la Suède, la Norvège, le Danemark, les Pays-Bas et la Belgique.

Le Beccroisé bifascié a été capturé à deux reprises au XIXe siècle et observé une fois au XXe dans la vallée du Rhin A limitrophe, à l’occasion d’invasions ayant touché toute l’Europe centrale, en 1889 et 1959 ; 3 données du XXe siècle sur territoire suisse ont été radiées lors d’une révision par la Commission de l’avifaune suisse ; bien que probablement correctes, d’autres mentions plus anciennes ne peuvent être retenues faute de preuves. Dans les pays limitrophes au XXe siècle, il existe au moins 60 données en Allemagne (dont 10 dans le Bade-Wurtemberg), au moins 30 en Autriche, 9 (11 ind.) en France et 20 dans le nord de l’Italie.

L’espèce est généralement sédentaire, mais devient nomade en cas de pénurie de nourriture (graines de mélèzes notamment). Certains oiseaux (jeunes surtout) atteignent le pourtour de la mer Baltique à l’occasion d’invasions vers le sud, qui se produisent env. tous les 7 ans au rythme des interruptions de fructification des mélèzes sibériens, et qui coïncident souvent avec celles du Beccroisé des sapins (en 36 des 47 afflux de Beccroisés bifasciés recensés en Europe centrale entre 1800 et 1965). Les plus grandes invasions connues en Europe centrale ont eu lieu entre août 1889 et avril 1890 et pendant l’hiver 1990/91 en Allemagne, aux Pays-Bas et en Autriche notamment ; en Allemagne, des afflux moins marqués ont eu lieu en 1826, 1830, 1845 et 1851. La plupart des oiseaux apparaissent entre septembre et novembre, mais l’invasion de 1845 a débuté en mars et celle de 1889 début juin : sur 85 captures effectuées dans la Tchécoslovaquie de l’époque, la moitié sont de juin/juillet. Au XXe siècle, de nombreuses observations de Beccroisés bifasciés ont été effectuées en Suède en automne/hiver 1979 (env. 650), 1985 (env. 800), 1986 (env. 600), 1987 (>750), 1990 (>2'300)et surtout 1996 (143’000-476'000) dans le Norrbotten et le Västerbotten ; en Norvège, les dernières grandes invasions ont eu lieu en 1959, 1966, 1979, 1986 et 1990, entre août et novembre avec un maximum en septembre ; aux Pays-Bas, les principaux afflux ont eu lieu en 1914, 1930, 1959, 1963, 1966, 1969, 1972, 1979, 1986, 1987 et 1990 dont ceux de 1930, 1959 1966 et 1990 coïncidaient avec ceux du Beccroisé des sapins.

Le Becroisé bifascié niche occasionnellement à l’ouest et au sud de son aire traditionnelle à la suite d’invasions majeures, comme en 1982 et 1987 en Norvège et en 1985-87 en Suède. L’espèce a niché pour la première fois en Allemagne en 1991 à Berlin, 1'700 km au sud-ouest de son aire traditionnelle, suite à l’important afflux de l’hiver 1990/91. En Pologne, l’espèce était bien plus fréquente au XIXe siècle qu’aujourd’hui. Lors de la grande invasion de 1889/90, des troupes comptant jusqu’à 20 oiseaux ont été signalées en Bavière D, où au moins 27 ind. ont été tirés, ainsi qu’en Autriche (Vorarlberg notamment) ; avec au moins 12 spécimens de Haute-Autriche, .du Tyrol et de Salzburg, auxquels s’ajoutent 10 de Bohême, de Moravie et du nord de la Slovaquie, l’afflux exceptionnel de 1889/90 est particulièrement bien documenté par la collection von Tschusi au Musée d’histoire naturelle de Vienne.

Diurne et grégaire, le Beccroisé bifascié habite les forêts boréales de mélèzes, de pins, d’épicéas et de sapins sibériens, qui lui prodiguent les graines dont il se nourrit. Son régime alimentaire, plus varié que celui des autres beccroisés, est complété par des graines de bouleau ou d’aulne, ainsi que par des baies (sorbier des oiseleurs Sorbus aucuparia notamment), des insectes et des araignées. Il se nourrit occasionnellement au sol. Dans le sud de son aire, le Beccroisé bifascié niche plutôt en couples isolés alors que dans le nord il forme des colonies lâches. En automne et en hiver, les oiseaux se regroupent en petites troupes comptant généralement jusqu’à 50, parfois 300 oiseaux. Les cris émis en vol sont généralement plus faibles et plus doux que chez le Beccroisé des sapins « ghip-ghip » ou « tchif-tchif » ; il émet également des « touit » interrogatifs ou des « tieu-tieu-tieu » de Sizerin flammé ; le chant rappelle celui du Tarin des aulnes, comportant des trilles et des sons grinçants en crécelle, émis depuis le haut d’un arbre ou en vol circulaire au ralenti.

Données limitrophes de la Suisse
Octobre 1889 : couple capturé à Lustenau A (Fatio 1899, Jacoby et al. 1970)
Une jeune f. tuée en 1890 dans la vallée du Rhin A/SG se trouve au Bündner Naturmuseum de Coire (E. Zollikofer) (Melcher 1952).
8 décembre 1959 : 2 ind. survolent l’Eriskircher Ried en direction du sud en criant (G. Knötsch) (Jacoby et al. 1970)

Les mentions d’env. 6 ind. le 23 octobre 1914 à Meikirch BE (Oppliger 1915), d’un m. les 23/26 janvier 1923 à Montana VS (Jouard 1931) et de 2 m. les 29 janvier et 2 février 1952 à Flwil SG (Lehner 1953) ont été radiées lors d’une révision par la Commission de l’avifaune suisse (Knaus & Maumary 1998).

Beccroisé perroquet
Originaire des vieilles forêts scandinaves et de l’ouest de la Russie, il n’apparaît qu’exceptionnellement en Europe centrale à l’occasion d’afflux provoqués par une pénurie de nourriture, mais n’a encore jamais été observé en Suisse. Seules quatre observations ont été effectuées dans les régions limitrophes de France et d’Allemagne. Comparativement au Bec-croisé des sapins, le Perroquet à une tête plus rectangulaire en prolongement du bec plus massif et uniformément épais, le bout de la mandibule inférieure étant normalement invisible de profil. La taille du bec augmente avec l’âge, plus fort chez les mâles que chez les femelles.

Le Bec-croisé perroquet niche du sud-ouest de la Norvège à travers la Fennoscandie au nord jusqu’à la péninsule de Kola (Russie), à l’est jusqu’au fleuve Petchora, au sud jusqu’en Estonie et dans la région de Moscou. Il niche parfois plus au sud dans les pays Baltes, en Pologne, en Allemagne et exceptionnellement au Danemark, aux Pays-Bas et en Angleterre. L’espèce est généralement sédentaire ou nomade, des afflux dirigés vers le sud-ouest se produisant parfois en cas de pénurie de nourriture. Il a atteint la Belgique, les Pays-Bas, l’Autriche, la Hongrie, la République Tchèque, l’ex-Yougoslavie, le nord de l’Italie, la Grande-Bretagne, le nord de la France et l’Islande.

Le Bec-croisé perroquet n’a jamais été observé avec certitude en Suisse, plusieurs mentions anciennes étant invérifiables aujourd’hui. On connaît toutefois 3 données en France limitrophe : adulte le 20 juin 1983 à Remoray ; mâle du 1er au 3 janvier 1991 à Noël-Cerneux ; mâle le 27 février 1991 au Bonhomme et une en Allemagne.

L’espèce est généralement sédentaire ou se contente de petits déplacements de type nomade, mais peut entreprendre de plus amples mouvements à caractère d’afflux en cas de pénurie de nourriture (graines de pins et d’épicéas notamment). Certains oiseaux atteignent l’Europe centrale à l’occasion d’invasions vers le sud, qui se produisent le plus souvent simultanément à celles du Bec-croisé des sapins (en 22 sur 27 irruptions de Bec-croisés perroquets) (Cramp). Les pénuries de cônes de pins Pinus sp. se produisent souvent en même temps que chez l’épicéa Picea abies et le mélèze Larix sp., mais moins fréquemment que chez ces derniers, raison pour laquelle les exodes du Bec-croisé perroquet sont plus rares que chez les Bec-croisés des sapins et bifascié. Les plus grandes invasions connues en Europe centrale ont eu lieu en 1962, 1982/83 et 1990/91. Les premières observations hors de l’aire de reproduction ont eu lieu dès mi-septembre, le passage culminant en octobre/novembre, mais la plupart des observations en Europe centrale sont hivernales.

Le Bec-croisé perroquet niche occasionnellement à l’ouest et au sud de son aire traditionnelle à la suite d’invasions majeures, comme en 1962, 1982/83 et 1990/91. En Allemagne, on compte 13 données entre 1977 et 1990 impliquant 70-80 oiseaux, toutes de 1982, 1983, 1985 et 1990. En France, 5 individus ont été homologués au XXe siècle, en octobre 1962, juin 1983, mai 1986, janvier et février 1991 ; une donnée provient en outre de Crest (Drôme), la plus méridionale connue en France.

Diurne et grégaire, le Bec-croisé perroquet habite surtout les vieilles forêts boréales de pins sylvestres Pinus sylvestris, parfois de mélèzes et rarement d’épicéas et de sapins sibériens, qui lui prodiguent les graines dont il se nourrit. Il se nourrit généralement silencieusement à la cime des arbres, parfois aussi au sol au bord des chemins, où il se montre particulièrement peu farouche. Il mange des graines de résineux (cônes mûrs ou verts), surtout de pin sylvestre, aussi de mélèze et d’épicéa, extrayant les graines avec son bec ; il détache souvent le cône d’un rameau et le porte à un endroit où il pourra le tenir avec ses pattes pour le décortiquer. Son régime alimentaire est complété par des myrtilles et des chatons d’aulne, rarement d’insectes. Ses mouvements sont moins vifs que ceux du Bec-croisé des sapins. En automne et en hiver, les oiseaux se regroupent en petites troupes comptant généralement moins de 10 oiseaux hors de l’aire de reproduction. Les cris émis en vol sont généralement plus forts et plus graves que ceux du Bec-croisé des sapins « tchup-tchup » ou « clop-clop » ; il émet également des « gop » doux ou des « tcherk-tcherk » d’alarme ; le chant rappelle celui du Tarin des aulnes, comportant des trilles et des sons grinçants en crécelle, émis depuis le haut d’un arbre ou en vol circulaire au ralenti.