Le soir du 23 janvier, des vents soufflant jusqu’à 170 km heure ont soufflé sur la Suisse depuis l’Atlantique, déposant des dizaines de Mouettes tridactyles sur nos lacs. Il s’agit de la 5e irruption majeure de l’espèce dans notre pays. Peut-être que d’autres laridés rares en provenance de l’Atlantique vont apparaître ces prochains jours, alors à vos jumelles ! La Mouette tridactyle niche sur les côtes septentrionales ainsi que les îles arctiques d’Eurasie et d’Amérique du Nord : la sous-espèce nominale s’étend de l’est du Canada et du Groenland à travers l’ouest et le nord de l’Europe jusqu’en Nouvelle-Zemble, en terre du Nord, sur les les îles de Nouvelle-Sibérie et la péninsule de Taïmyr (Russie), remplacée de la Sibérie orientale à l’Alaska par la sous-espèce du Pacifique R. t. pollicaris. Avec entre 500'000 et 800'000 couples chacune, l’Islande, la Norvège et la Grande-Bretagne hébergent plus de trois quarts de la population européenne. L’espèce se disperse en hiver dans le nord de l’Atlantique et du Pacifique, n’atteignant qu’en petit nombre la Méditerranée et rarement les tropiques. Les reprises d’oiseaux bagués en Europe montrent que les Mouettes tridactyles peuvent traverser l’Atlantique en moins de 6 semaines, même pendant la période de reproduction. En Suisse, l’espèce apparaît généralement sur les plus grands lacs du Plateau, certaines invasions touchant plutôt le Léman et d’autres plutôt le lac de Constance. Sur le Léman, les données se concentrent dans le Petit-Lac près de Genève ainsi qu’à La Côte ; sur le lac de Constance, 30 % des oiseaux sont observés au delta du Rhin A. D’autres sites fréquemment visités sont Yverdon VD, le Fanel BE/NE/Chablais de Cudrefin VD, la retenue de Klingnau AG et le Rhin à Bâle. Quelques observations ont exceptionnellement été effectuées dans le Jura, à l’intérieur des Alpes (Valais et Grisons) ainsi qu’au Tessin. Les premiers migrateurs d’automne sont observés en septembre et octobre, exceptionnellement déjà fin août, la plupart des arrivées ayant lieu entre novembre et janvier. L’arrivée des Mouettes tridactyles en Suisse est généralement directement liée aux tempêtes d’ouest, comme lors de chaque afflux. Sur environ 378 individus signalés de 1950 à 2003, 167 l’ont été lors de 4 irruptions majeures : 73 individus en février 1955 (sans 12 de la rive du lac de Constance), 27 en février 1957, 27 en octobre/novembre 1993, 40 en décembre 1999/janvier 2000, suite au double ouragan « Lothar/Martin »; celle de janvier 1983 a essentiellement touché les rives françaises du Léman, avec 23 oiseaux. D’autres invasions avaient également été signalées au XIXe siècle sur le Léman, fin février 1806 et début mars 1818, après des ouragans du sud-ouest 12, 13, ainsi qu’en février 1860 et en 1879 ; des irruptions plus modestes ont aussi eu lieu sur le Léman en 1962, 1979 et 1981 et dans le nord-est de la Suisse en janvier et février 1993. La Mouette tridactyle niche en colonies parfois gigantesques dans les hautes falaises bordant l’océan et hiverne en haute mer. En Suisse, elle s’échoue ou fait escale sur les plus grandes étendues d’eau, se reposant de jour – et de nuit lorsqu’elle est épuisée – sur les débarcadères, pontons, digues, enrochements, môles, blocs erratiques, pilotis, radeaux, bateaux, bouées, îlots et bancs de sable. Les circonstances des échouages de 1806 et 1818 sur le Léman près de Genève indiquent l’état d’épuisement généralement constaté chez les Mouettes tridactyles chez nous : « … les oiseaux étaient si fatigués, si désorientés, qu’ils arrivèrent en grand nombre jusque dans le port même de la ville et qu’on en tua à coups de pierres et de bâtons ». La majorité des oiseaux déportés fin décembre 1999 par le double ouragan « Lothar/Martin » étaient partiellement mazoutés par le pétrole de l’« Erika », qui sombra le 12 décembre 1999 au large du Morbihan F; ils ont survécu plus longtemps que les Océanites tempêtes déportées en même temps, mais au moins 5 ont été la proie de l’Autour des palombes à Buchillon VD. Essentiellement diurne et grégaire, la Mouette tridactyle se nourrit principalement de petits poissons, de taille généralement inférieure à 10 cm, ainsi que d’invertébrés aquatiques. Elle capture ses proies juste sous la surface de l’eau en plongeant depuis les airs, avec ou sans vol sur place, plus profondément que la majorité des autres laridés : elle disparaît souvent complètement sous l’eau et peut atteindre une profondeur de plus d’un mètre ; elle picore parfois les insectes et autres invertébrés aquatiques en nageant près du rivage ou en volant en cercles. La Mouette tridactyle suit volontiers les bateaux de pêche pour se nourrir des déchets de poisson, aussi chez nous. Les charognes ne sont pas dédaignées et les autres oiseaux sont parasités à l’occasion. La plupart des observations helvétiques concernent des oiseaux isolés ou de petits groupes de 2-6 individus, exceptionnellement plus lors des grandes irruptions. Ils séjournent parfois quelques jours au même endroit, le temps de reprendre des forces, mais guère plus de 20 jours. Généralement silencieuse hors de la période de reproduction, la Mouette tridactyle est très bruyante dans la colonie de reproduction, ses cris incessants « kiti-ouèk » (d’où ses noms anglais et norvégien) formant un brouhaha intense. |
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