Chronique ornithologique

Lionel Maumary Points de vue et actualité ornithologique par le biologiste Lionel Maumary.

Une Outarde canepetière à Genève

Lionel Maumary, Oiseaux.ch, 01.09.2024

Le 26 août 2023, Michel Rogg découvre une Outarde canepetière dans une culture intensive à Perly-Certoux GE. Relativement peu farouche, elle y restera jusqu'à l'aube du lendemain, avant qu'elle s'envole vers le sud-ouest. Elle sera retrouvée par Loris Bono le jour suivant à Passeiry GE, 7 km au sud-ouest, où elle restera jusqu'au 29 août. La dernière observation en Suisse romande datait du 24 avril 1966 à Chamoson VS (M. Desfayes). L'oiseau genevois était probablement en dispersion juvénile à partir de la population française, aujourd'hui surtout confinée à la région méditerranéenne. Cette apparition est concomitante à une période caniculaire record à Genève, avec deux semaines au-dessus de 30 degrés la journée, et jusqu'à 40 degrés localement à la fin de cette période.

Outarde canepetière (Tetrax tetrax) femelle ou jeune, Perly-Certoux GE, 26 août 2023. P. Marti.
 
L'Outarde canepetière niche localement dans le nord du Maroc ainsi que du Portugal à l'est de la France, en Sardaigne et dans le sud-est de l'Italie, puis de l'Ukraine et du sud-ouest de la Russie à travers le Kazakhstan jusque dans l'extrême nord-ouest de la Chine, ainsi que dans le nord-ouest de l'Iran. Avec 200'000-400'000 individus, l'Espagne héberge 95% de la population européenne. L'espèce hiverne dans l'ouest du bassin méditerranéen, au Moyen-Orient ainsi que de la Turquie et du Caucase à l'Iran et en Asie centrale. Le désert de Crau en Provence F accueille en hiver la grande majorité de la population française d'Outardes canepetières. En Suisse, l'espèce traversait irrégulièrement le Plateau jusque dans les années 60, probablement en provenance des populations disparues dans les années 80 en Alsace F. La plupart des 43 données de 1900 à 2021 proviennent des plaines de l'Orbe VD (7) et du Nuolener Ried SZ (4). D'autres observations ont été effectuées sur le Plateau dans les cantons de Genève (2), Vaud (4), Berne (3), Argovie (3), Zurich (5), Thurgovie (1), St-Gall (2) et Obwald (1). Six données proviennent du Valais central, 3 du Tessin, 2 des Grisons, ainsi que 9 du delta du Rhin A limitrophe. Depuis 1900, il existe 3 mentions au-dessus de 1'500 m.
 
Deux observations estivales en Suisse, respectivement en juillet et août, concernent probablement la dispersion postnuptiale. On connaît 7 données de septembre, 3 d'octobre, 8 de novembre et 5 de décembre. Au printemps, il existe 3 observations de mars, 4 d'avril, 7 de mai et 1 de juin. Les populations occidentales sont partiellement sédentaires alors que celles d'Asie centrale sont migratrices, se décalant d'environ 1'000 km vers le sud. Des Outardes canepetières orientales, plus grandes et plus grises, étaient signalées autrefois en France en hiver ; il est donc possible que les observations de décembre en Suisse concernaient des oiseaux originaires d'Asie.
 
Jusqu'à la fin des années 60, l'Outarde canepetière était irrégulièrement observée en migration en Suisse, avec 39 données depuis 1900. Depuis 1970, l'espèce n'a été observée qu'à 4 reprises en Suisse et 3 fois sur les rives limitrophes du Vorarlberg, les dernières le 26 mai 1994 au delta du Rhin A (H. & H. Jacoby) et le 2 octobre 1996 à Niedergesteln VS (R. Imstepf). Cette évolution reflète le déclin rapide de l'espèce en France, qui a débuté dans les années 60 et qui s'est accentué à la fin du XXe siècle : durant cette période, elle a disparu, entre autres, de Bourgogne, de l'Aisne, des Ardennes, d'Alsace, d'Auvergne et de l'Aude. La population française est passée d'environ 7'200 mâles chanteurs en 1979 à 5'000-6'000 à la fin des années 80 pour chuter à 1'250-1'400 en 1995 et 2000, ce qui représente une baisse de 82%.
 
En France, la population d'Outarde canepetière était estimée à environ 2455 mâles en 2016, répartis entre le pourtour méditerranéen (2142 mâles) et le Centre-Ouest (313 mâles) de la France. Dans le Sud, environ 20% de la population niche sur des terrains d'aviation. Dans le Languedoc-Roussillon, le reste des effectifs est majoritairement situé dans des zones viticoles où une déprise agricole conjoncturelle a laissé place à des friches favorables à l'outarde, tandis qu'en Provence-Alpes-Côte d'Azur l'essentiel de la population se trouve dans la plaine de la Crau. Le Centre-Ouest (Charente, Charente-Maritime, Deux Sèvres et Vienne) accueille la dernière population d'outardes migratrices en Europe occidentale. La micro-population de la Marne, dans l'enceinte du camp militaire de Mourmelon-le-Grand, s'est éteinte après 2012. Plus de 80% de la population se reproduit dans
 
L'Outarde canepetière habite les steppes et les plaines agricoles extensives et diversifiées au climat chaud et sec. Elle recherche les cultures, pâturages et friches (notamment en hiver sur les aérodromes et terrains d'exercice militaire) présentant un couvert herbacé d'au moins 20 cm de haut. Diurne, l'espèce se nourrit principalement d'invertébrés terrestres et de graines, de pousses et de feuilles; le régime alimentaire est plus végétarien en hiver. L'espèce est grégaire tout au long de l'année, se rassemblant en bandes de plusieurs centaines d'individus en hiver. La plupart des observations en Suisse concernent cependant des individus isolés, 2 groupes comptant respectivement 2 et 9 individus ayant été observés. Les migrateurs s'arrêtent rarement plus d'un jour au même endroit, mais 2 individus ont séjourné du 9 mai au 29 juin 1961 à l'Allmend de Thoune BE. Très farouches, les outardes s'envolent généralement à plus de 300 m de l'Homme. Au printemps, le mâle parade en gonflant le cou, sautant en l'air en battant des ailes et en poussant un « prrrt » bref et sec, qui lui a valu son nom français de «cane petière». L'espèce est silencieuse hors de la période de reproduction.
 
L'Outarde canepetière décline drastiquement dans presque tous les pays qu'elle habite encore, notamment en France, en Russie et en Ukraine. Elle a déjà presque totalement disparu d'Europe centrale et orientale, les dernières reproductions ayant été constatées en 1907 en Allemagne, en 1909 en Pologne, en 1921 en Autriche, en 1948 en Serbie, en 1952 en Hongrie et vers le milieu du XXe siècle en Sicile, Grèce, Roumanie, Bulgarie, Moldavie et probablement Turquie et Azerbaïdjan. Elle n'est plus observée qu'occasionnellement en Algérie et en Tunisie, où elle nichait abondamment autrefois. L'intensification des pratiques agricoles (monocultures, produits chimiques, abandon des cultures de luzerne) est le principal facteur de l'importante régression de l'espèce en France. Une grande partie du désert de Crau F, le principal fief de l'espèce en France, a été détruite pour la culture intensive de pêches dès 1985. La chasse est aussi responsable du déclin, notamment en Asie centrale : dans les années 30, 40'000-50'000 oiseaux étaient tirés annuellement en Azerbaïdjan.