Chronique ornithologique
Points de vue et actualité ornithologique par le biologiste Lionel Maumary.Le Courlis à bec grêle officiellement déclaré éteint
Le Courlis à bec grêle était l'une des espèces les plus rares et mystérieuses du monde, son aire de nidification étant pour ainsi dire inconnue, perdue quelque part dans les immensités des plaines de Sibérie ou du Kazakhstan. Il emportera probablement son secret avec lui car sa disparition est définitive, aucune observation n'ayant pu être confirmée au XXIe siècle.
Deux des trois derniers Courlis à bec grêle observés au monde, accompagnant des Courlis cendrés le 20 décembre 1989 à la lagune de Merja Zerga au Maroc. Lionel Maumary.
L'aire de nidification du Courlis à bec grêle demeure l'un des plus grands mystères ornithologiques, son nid n'ayant été trouvé que deux fois, en 1914 et 1924, près de Tara au nord d'Omsk, dans le bassin de l'Irtych en Sibérie occidentale, dans la zone de transition de la taïga méridionale et de la steppe boisée. En fait, il est probable que l'espèce nichait principalement dans les steppes du nord du Kazakhstan, aujourd'hui presque entièrement converties à l'agriculture. Les quartiers d'hiver se trouvaient principalement sur les côtes du Maghreb, notamment au bord de la lagune de Merja Zerga sur la côte atlantique du Maroc où 5 oiseaux ont hiverné entre 1981/82 et 1994/95. Ce trajet migratoire de 8'000 à 10'000 km passait par la Grèce et l'Italie, où la pression de chasse qui s'exerçait sur cette espèce peu farouche est sans doute responsable de son extermination.
A la fin du XXe siècle, des observations non confirmées suggèrent que l'espèce aurait pu hiverner en Mésopotamie (Irak) et sur la côte iranienne du golfe Persique. Le site d'escale le plus régulièrement fréquenté en Europe était le delta de l'Evros en Grèce. Les trois derniers survivants ont hiverné jusqu'au début des années 1990 à Merja Zerga, où le dernier a été vu en 1997/98. En Suisse, son apparition n'a été confirmée qu'une fois au XXe siècle, en 1973 à la retenue de Klingnau AG. L'espèce est apparue cinq fois sur les rives limitrophes du lac de Constance. Dans les pays voisins, sans le lac de Constance, 9 anciennes données sont répertoriées en Autriche dont 7 dans la partie orientale du pays, 2 autres en Allemagne, 10 en France dont les dernières le 15 février 1968 en baie de l'Aiguillon (Vendée) et le 29 mai 1991 à Ouessant (Finistère) ; en Italie, où l'espèce était fréquente jusqu'au milieu du XXe siècle, seules quelques observations d'oiseaux isolés ont été effectuées après 1980. La prétendue découverte de 19 hivernants de janvier à mars 1995 dans le golfe de Manfredonie (Pouilles), suggérant l'existence de sites d'hivernage inconnus, concernait en réalité des Courlis cendrés.
Le passage postnuptial était signalé de mi-juillet à fin août au sud de l'Oural; en Italie, les captures s'échelonnaient de fin août à fin novembre et les migrateurs atteignaient le Maghreb en septembre. La migration printanière avait lieu de début mars à début mai en Italie. En Suisse et sur les rives limitrophes du lac de Constance, les données datées en migration postnuptiale sont comprises entre le 27 août et le 14 octobre, celles de printemps se situant entre le 4 et le 16 avril.
Bien qu'elles ne puissent généralement plus être vérifiées aujourd'hui, au moins 9 données suisses du XIXe siècle suggèrent que le Courlis à bec grêle était bien plus fréquent autrefois. En effet, jusqu'à la fin du XIXe siècle, l'espèce était vraisemblablement très abondante en hiver au Maghreb, où on la disait même plus fréquente que le Courlis cendré. L'effectif de 600-900 hivernants rapporté en janvier 1964 dans le sud-ouest du Maroc, dont 500-800 dans la lagune de Puerto Cansado dans le sud-ouest du pays, paraît toutefois surprenant, car aucun Courlis à bec grêle n'a été trouvé lors d'un recensement de toute la côte atlantique marocaine en janvier 1974 ! En tout, 50 observations, non vérifiées pour la plupart, ont été signalées de 1990 à 1999 en Europe, dont 1 en Albanie, 5 en Bulgarie, 1 en France, 15 en Grèce, 7 en Hongrie, 6 en Italie, 1 en Roumanie, 1 en Russie, 1 en Turquie et 12 en Ukraine. Aucune donnée certifiée n'a été enregistrée depuis février 1998 au Maghreb.
Le Courlis à bec grêle a été trouvé nicheur dans des marécages colonisés par des buissons de saules Salix purpurea et de bouleaux Betula sp. dans des zones de transition avec la forêt. En migration et en hivernage, l'espèce recherche les vasières, pâturages, friches au bord des lagunes et deltas côtiers, les marais salants, ainsi que les steppes proches des lacs salés, saumâtres ou d'eau douce à l'intérieur du continent. Diurne, il se nourrissait d'invertébrés picorés au sol, dans les herbes ou broussailles, aussi par sondage dans la vase. Le Courlis à bec grêle s'associait volontiers aux Courlis cendrés lorsqu'il était seul ou en petit groupe. Il était relativement peu farouche, surtout lorsqu'il est isolé, ce qui a contribué à sa perte. Les cris émis en vol étaient semblables à ceux du Courlis cendré mais plus brefs, aigus et rapidement répétés.
La disparition du Courlis à bec grêle est, tout comme celle du Courlis eskimo N. borealis, imputable surtout à la chasse excessive dont il était l'objet. En effet, pratiquement toute la population traversait la Grèce et l'Italie pour atteindre ses principaux quartiers d'hiver au Maghreb. Le grand nombre de spécimens provenant de cette région témoigne du lourd tribut que l'espèce y a payé. Il est aussi possible que le Courlis à bec grêle soit la principale victime de la conversion des steppes kazakhes à l'agriculture: les dernières observations de grands groupes dans les quartiers d'hiver au Maghreb coïncident avec la conversion de 600'000 km2 de steppe originelle en terre cultivée. L'espèce pourrait aussi avoir pâti des quelque 500 essais nucléaires effectués entre 1949 et 1989 dans le nord-est du Kazakhstan. Des plans d'action ont été élaborés pour plusieurs pays européens, notamment en Italie, où la chasse aux courlis et aux espèces semblables aurait dû cesser il y a longtemps. La reconduction du moratoire actuel sur la chasse au Courlis cendré et à la Barge à queue noire en France est impératif pour préserver ces deux espèces se raréfiant en Europe.
Données suisses (1/1):
[1] 27 août 1973: retenue de Klingnau AG, 1 ind. Une autre observation du 8 septembre 1908 à Bienne BE n'est pas suffisamment documentée. Le courlis de petite taille tué le 23 février 1921 sur le Léman n'était pas un Courlis à bec grêle mais plutôt un Courlis cendré «nain». Avant 1900: au moins neuf cas sont mentionnés, mais ne sont ni datés ni vérifiables, à deux exceptions près. L'une concerne une peau de la collection von Burg dont l'origine est incertaine (octobre 1879, Oltener Schachen SO, conservée au Muséum de Zofingue); l'autre, qui faisait partie d'une collection privée lausannoise achetée en 1876 et déposée au Muséum d'histoire naturelle de Genève, n'est pas daté et proviendrait du Tessin.Références:
Maumary, L., L. Vallotton & P. Knaus (2007): Les oiseaux de Suisse. Station ornithologique suisse et Nos Oiseaux. Sempach et Montmollin.Nettement plus petit que le Courlis cendré, de taille comparable au Corlieu, il s'en distingue notamment par le bec de courbure uniforme, plus fin et plus pointu, par les pattes noires, ainsi que par les taches en forme de coeur sur fond blanc de la poitrine et des flancs chez l'adulte (comme ici). Cet oiseau d'origine douteuse daterait d'octobre 1879 et proviendrait de l'Oltener Schachen SO. Muséum de Zofingue, 17.12.2003. L. Maumary.